Décidément, l’été 1983 des banlieues lyonnaises a accouché de révoltes fécondes. C’est en effet dans ses tumultes que se sont formées, à quelques semaines d’intervalle, la résolution des maires de banlieue regroupés autour de Jacques Floch, député, maire de Rezé (44) de créer l’association des maires Ville & Banlieue, l’idée de la Marche pour l’Egalité et la prise de conscience des urbanistes de ce que serait un jour Banlieues 89.
Protestation hors norme contre des violences « ordinaires »
Les faits nous paraissent banals tant ils riment avec l’histoire de nos banlieues : Vénissieux, Vaulx-en-Velin, dans le Rhône, Clichy-sous-Bois et Villiers-le-Bel en Ile-de-France. Des affrontements qui dégénèrent entre les habitants des Minguettes et les forces de l’ordre sur fond de racisme et de tensions sociales : le président de SOS Avenir Minguettes aux urgences hospitalières. L’embrasement de la violence et l’emballement médiatique. Des événements devenus endémiques dans ce qu’on nomme déjà « les quartiers », auxquels une poignée de militants vont réagir de façon inédite : avec l’idée d’une grande marche nationale pour sortir de l’impasse locale, pour « provoquer une prise de conscience » dans l’opinion.
Un passé non révolu ?
Mais alors que les commémorations des 10 et 20 ans de l’événement n’avaient donné lieu qu’à de discrets rappels restés presque sans échos dans les cités, ses 30 ans suscitent un véritable bouillonnement mémoriel : le Gouvernement a lancé un appel à projets culturels pour l’occasion, qui soutiendra près de 70 manifestations, colloques, spectacles ou publications. Sur le terrain, le collectif ACLEFEU organise une « caravane de la mémoire » en 15 étapes pour une transmission positive de cette mobilisation politique et citoyenne.
Le 27 novembre prochain, sortira dans les salles de cinéma « La Marche » de Nabil Ben Yadir, avec Jamel Debbouze.
En décembre, une journée d’étude rassemblera à Nanterre, sociologues, politistes, historiens et anthropologues autour de la mémoire et de l’histoire de l’événement…
Sujets d’actualité
Revenons cependant aux motifs de la Marche, au nombre de trois semble-t-il :
Protester d’abord contre les violences policières et la tolérance qui les couvre, contre les violences racistes en général.
Obtenir l’égalité des droits et des conditions devant le travail, le logement, l’école, l’égalité de traitement avec les habitants des centres villes.
Enfin, par la forme même de la protestation, interpeller et rallier une large frange de la société sur une cause dépassant la situation singulière des immigrés et des quartiers.
Or ces trois motifs gardent une bonne part de leur actualité.
Si, comme le relève Abdellali Hajjat, le racisme tue moins que dans les années 80, les relations de la police et des quartiers sont loin d’être normalisées.
Les rapports de l’ONZUS nous rappellent, tous les ans, le fossé non comblé des inégalités entre les quartiers et les agglomérations auxquelles ils appartiennent, un ministère chargé de « l’Egalité des territoires » s’étant même imposé en 2012 à la table du nouveau gouvernement. Quant aux difficultés des banlieues, les maires de Ville & Banlieue n’ont cessé de le répéter : elles concernent l’ensemble de notre société et l’image que nous nous en faisons, toute notre représentation politique et le contenu que nous voulons donner à la promesse de l’égalité.
Résultats urgents attendus dans les banlieues
De la Marche, tout est loin d’avoir été dit, compris, débattu, et les recherches en cours en attestent. Mais quelques enjeux pointent déjà aux urgences de notre agenda national.
Sur le front de l’identité. Si la Marche pour l’Egalité avait connu un succès impressionnant – trente marcheurs rencontrant à Paris une foule de 100 000 personnes, puis le président de la République qui leur accordera « la carte de séjour de 10 ans » – c’est sous l’appellation médiatique (révélatrice) de « Marche des Beurs ». Les jeunes issus de l’immigration apparus sur la scène politico-médiatique à la faveur de la Marche de 83 n’en sont plus jamais sortis… Sans doute la majorité d’entre eux n’aspir(ai)ent-ils qu’à un anonymat de bon aloi. Mais la société en a décidé autrement et comme le dit François Lamy : « En 30 ans, une classe moyenne issue de l’immigration a émergé, mais elle continue à se heurter à un plafond de verre. » La question ne peut rester indéfiniment ouverte sous peine d’alimenter le feu des mobilisations ethno-communautaristes.
Sur le front de l’égalité ensuite. Et sur ce front, la mobilisation plus efficace des solidarités, via la réforme engagée de la politique de la ville, est certainement indispensable. Elle ne suffira pas. Les 150000 jeunes sortis chaque année sans diplôme du système éducatif, les 40 ou 50 % de jeunes chômeurs dans les quartiers, sont en soi un scandale. Et tout notre modèle économique, social et politique doit être révisé pour y mettre fin, faute de quoi, les deux effets se combinant en une explosive alchimie, les tentations du pire se verraient libérées de tout espoir raisonnable.