Mobilisant 22 équipes de recherches (en sciences sociales et de l’éducation) en France et à l’étranger, le conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) vient de rendre un rapport a priori accablant pour l’« École de la République », remarquablement impuissante, selon lui, à réduire les inégalités sociales. Qui plus est, potentiellement coupable de les reproduire et de les aggraver « par une longue chaîne de processus inégalitaires ». La presse, qui s’en fait largement l’écho, s’en alarme parfois au prix d’assertions approximatives. Derrière ces conclusions rapides, des questions fortes qui ne trouvent pas toutes réponse. Des zones de flou et confusions, parfois entretenues. Et quelques confirmations, inquiétantes pour les unes, encourageantes pour les autres. L’analyse et les propositions des élus de banlieue pour la réussite des enfants des milieux et des quartiers populaires.
Qu’en est-il des inégalités sociales face à la réussite scolaire dans notre pays ? Non seulement elles ne se sont pas réduites au cours de ces dernières années -à la différence d’autres pays développés comme l’Allemagne, la Suisse ou les Etats-Unis- mais elles ont tendance à s’accroître : les résultats des plus favorisés s’élèvent tandis que chutent ceux des élèves issus des milieux défavorisés. De sorte que « notre école est la plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE comparables à la France ».
A quoi attribuer cette regrettable spécificité ? L’impact du contexte économique, l’effet aggravant de l’enseignement privé, l’inégalité devant la possibilité de prendre des cours particuliers ? A en croire l’article de Libération[1], tout cela serait (étonnamment) « balayé par les chercheurs » et ces facteurs ne pèseraient pour rien. Les principales responsables ? « Les politiques publiques elles-mêmes, et en particulier cette politique d’éducation prioritaire menée depuis 35 ans ». Nous voici donc au cœur même de l’accusation : l’éducation prioritaire, qui promettait de « donner davantage à ceux qui ont le moins » nous aurait trompés. Pire, elle aggraverait le mal en prétendant y apporter remède.
L’éducation prioritaire donne-t-elle moins à ceux qui ont moins ? ainsi que l’affirme l’un des titres de l’article cité plus haut. Cela n’est pas si clair. D’un côté, le rapport pointe et confirme quelques défaillances criantes, connues depuis longtemps pour la plupart. Les effectifs des REP et autres REP+ n’allègent les effectifs que de 1,4 (en primaire) à 2,5 élèves par classe (au collège) : « ce qui n’a pas d’impact significatif » sur la réussite scolaire. En dépit des mesures prises récemment pour revaloriser la rémunération des enseignants (ou avant que ces mesures ne produisent pleinement leurs effets… car le ministère signalait à la veille de cette rentrée une hausse des demandes d’affectation en REP), les enseignants de l’éducation prioritaire sont toujours plus jeunes, moins expérimentés et moins formés que leurs collègues. D’un autre côté, ce rapport avance des éléments moins probants, mettant en cause « le temps et la qualité des enseignements » de l’éducation prioritaire.
Les 4 heures programmées et affichées en français pour les classes de 3ème ne seraient ainsi plus que 2h30 effectives… Révélateur et révoltant. Mais comment en arrive-t-on à ce résultat ? Les problèmes de discipline et le temps perdu à instaurer ou maintenir un climat favorable (1/5 du cours), les exclusions prononcées contre certains élèves (après combien d’avertissements et de rapports ?), les absences des élèves (plus fortes qu’ailleurs, avec des variations importantes selon les établissements et les moyens qu’elles engagent pour réduire l’absentéisme), enfin celles des enseignants dans lesquelles on agrège pêle-mêle et sans précaution, les postes non pourvus par l’éducation nationale, les défaillances humaines d’enseignants exposés à des conditions notoirement éprouvantes, et le cas ultra-minoritaire (quoi que laissé sans solution par l’institution scolaire), d’enseignants enchaînant les congés pour toutes sortes de bonnes et de moins bonnes raisons. A la fin des fins, derrière les faits – justement dénoncés par des associations de parents de Seine-Saint-Denis – une multiplicité de causes vidant les objectifs affichés de toute réalité concrète.
De façon comparable, la qualité de l’enseignement ne serait pas, en REP, au niveau de l’enseignement « ordinaire » : « les élèves de milieux défavorisés n’ont pas accès aux mêmes méthodes pédagogiques que ceux de milieux favorisés… En mathématiques par exemple, les tâches sont moins ambitieuses, les attentes plus basses, l’environnement pédagogique moins porteur » affirme ainsi Nathalie Mons, présidente du Cnesco. « Les élèves des milieux défavorisés », ou « ceux de l’éducation prioritaire », en raison même des difficultés qui les y ont conduits ? Les « mêmes méthodes pédagogiques », ou des « méthodes alternatives qualitativement plus adaptées que celles qui ne leur avaient pas si bien réussi »? « Des attentes plus basses » ou « des objectifs de performance mieux ajustés à leurs possibilités initiales que celles d’établissements plus sélectifs » ? Un « environnement (uniformément ?) moins porteur », quand on sait que se développent justement, dans le giron de l’éducation prioritaire, d’innombrables dispositifs passerelles, de remise à niveau, et d’éveil ou de découverte, de remédiation, souvent destinés à «apprendre autrement » ? Le soutien individualisé définitivement inefficace, ou ne produisant pas tous ses effets parce que « travaillant à la marge de l’école et des heures de cours, sans changer le quotidien des élèves ni insuffler une véritable pédagogie différenciée au sein de la classe » ? En fin de compte, ce « réquisitoire sévère » (Le Monde)[2] sonne-t-il de façon salutaire le glas de l’éducation prioritaire ? Ou bien confond-il avec légèreté les insuffisances scandaleuses, les erreurs à corriger, les intentions à concrétiser et les initiatives à promouvoir davantage ? La question, qu’on nous l’accorde, mérite au moins un examen sérieux.
La « stigmatisation » des établissements concernés rend-elle caduque la logique même de l’éducation prioritaire ? Dans une société hypermédiatique, l’image et la réputation (pas toujours fondées) influencent le comportement de tous les acteurs sociaux : les enseignants – on l’a vu – comme les familles, qui retirent leurs enfants quand elles le peuvent, (mais n’est-ce pas légitime si les conditions sont aussi peu favorables ?) aussi bien que celles qui restent dans les établissements réputés difficiles, peu encouragées par cette étiquette sociale et croyant encore moins à leur chances de succès. Nul doute évidemment qu’à un certain degré, le phénomène n’aggrave « la concentration » des difficultés dans les établissements concernés. Mais cela n’est guère inattendu et l’on reste tout de même surpris que pareille « découverte » constitue la nouvelle poule aux œufs d’or conceptuelle de la recherche la plus sérieuse. « Loin de faire de la discrimination positive, l’éducation prioritaire produit en réalité de la discrimination négative, à cause des effets pervers », conclut ainsi Georges Felouzis, dans une analyse recouvrant un simple constat. Et si l’on allait plus loin au lieu d’enfourcher aussi facilement les concepts de la « rhétorique réactionnaire »[3] ? Face au fameux effet de « stigmate », deux attitudes possibles : soit renoncer purement et simplement, et abandonner l’éducation prioritaire (car l’on n’ose croire qu’on veuille ou qu’on puisse la poursuivre en catimini !) ; soit tenter de compenser, de corriger le système.
Peut-on donc rendre l’éducation prioritaire plus attractive et performante ? Notons d’abord que malgré la brutalité du diagnostic, le rapport du CNESCO ne semble pas préconiser le démantèlement du système. Il reconnaît même « quelques orientations encourageantes » : la scolarisation des enfants de moins de 3 ans, les nouveaux programmes, les heures dédiées au travail en petits groupes, vont dans le bon sens. Nous en sommes d’accord. Mais veillons aussi, comme le recommandent les auteurs du rapport, « aux conditions de mise en œuvre » : que tous les postes soient effectivement pourvus ; que les effectifs soient effectivement et très sensiblement réduits, au moins dans les matières fondamentales ; que les moyens d’encadrement permettent d’assurer un climat scolaire favorable, et les moyens de prévention (postes d’infirmiers et de médecins scolaire) apportés, en tout premier lieu, à ces établissements ; que les structures accueillant les moins de 3 ans (école ou dispositifs passerelle) disposent bien des moyens d’accueil et de l’encadrement pédagogique nécessaire ; que les nouveaux programmes (à commencer par les fameux EPI) soient assortis des aménagements de salles, des dotations et aménagements horaires indispensables ; que les travaux en petits groupes et l’aide personnalisée soient confiés à des enseignants rémunérés comme tels ; que le numérique éducatif y soit rendu accessible et banal. Au plan de l’enseignement comme de la relation avec les parents, que ces établissements servent enfin d’incubateurs aux initiatives pédagogiques, technologiques et sociales les plus audacieuses.
C’est seulement à ces conditions qualitatives et quantitatives que le système pourra, sans abus de langage, se réclamer de « l’éducation prioritaire ». Face à une « stigmatisation » à peu près inévitable, nul besoin de faire appel à l’obscure « discrimination systémique ». Une seule voie de salut : par le haut et sous le signe de la « haute qualité éducative ». Alors, sachant que cette HQE (Haute qualité environnementale) demandera plus de moyens, il faut sans doute – pour donner un contenu au vœu général de la présidente du CNESO – « commencer par les 100 établissements les plus ghettoïsés », là où se trouvent les familles les plus défavorisées, souvent dans les quartiers dits « prioritaires ».
Et la mixité sociale ? C’est un idéal politique autant qu’une nécessité sociale. Car l’absence de mixité coûte cher en moyens de remédiation comme en termes d’exclusion, si on échoue à la combattre en amont. Dès lors, qu’est-ce qu’ « une politique volontariste de mixité sociale » à l’école ? Des aménagements de la carte scolaire et des systèmes de recrutement des établissements, sans doute. La défense du collège unique, sans doute. D’abord des politiques de logement et d’aménagement qui organisent harmonieusement les conditions de la mixité urbaine dans les quartiers, les villes et les agglomérations. Contre les tendances lourdes qui poussent au séparatisme ou au repli communautaire, dont « l’école des pauvres » n’est que la résultante. Avec des niveaux assumés de mixité obligatoire pour tous les établissements, comme le préconisait récemment Picketty [4]. Parce que l’époque n’est plus à la coercition des familles qui, pour les mieux dotées d’entre elles, trouveront toujours les moyens de s’affranchir des règles dont elles ne voudront pas.
[1] Cf. « Pourquoi l’éducation prioritaire ne fonctionne pas », Libération du 27 septembre 2016
[2] Cf. « Comment le système éducatif français aggrave les inégalités », Le Monde du 27 septembre 2016
[3] Cf. Albert Hirschman « Effet pervers, inanité, mise en péril : deux siècles de rhétorique réactionnaire »
[4] cf. Thomas Piketty : « La ségrégation sociale dans les collèges atteint des sommets inacceptables », Le Monde du 6 septembre 2016.
Pour en savoir plus:
– Le dossier complet
– Le rapport scientifique – Septembre 2016
– Dossier de synthèse