Le CV anonyme entendait faire reculer les discriminations à l’embauche. Il a été expérimenté mais n’est jamais devenu obligatoire, car le décret qui devait l’imposer n’est jamais paru. Or le ministre du travail abandonne aujourd’hui l’idée de le généraliser. Que penser de la décision ? Au-delà du symbole et des postures politiques. Dans le contexte d’un chômage qui croît sans discontinuer depuis 75 mois, et frappe presque un jeune sur deux dans les quartiers de banlieue.
L’histoire du CV anonyme
Porté par les associations antiracistes désireuses de s’attaquer au « plafond de verre » des discriminations, le CV anonyme est expérimenté dès 2005 par l’ANPE de Lormont (33) auprès d’un groupe de 10 chômeurs de longue durée en quête d’un poste de gardien d’immeuble. L’objectif est alors très clair : en supprimant le « bloc de l’état civil » (nom, prénom, âge, genre, nationalité, adresse) et en réduisant le CV à une présentation directe et rapide des compétences professionnelles, ses promoteurs entendent donner plus de chances aux candidats handicapés, issus de l’immigration ou habitants de zones urbaines sensibles, de décrocher un entretien d’embauche.
Et l’expérience semble concluante. Les 10 candidats sont effectivement reçus en entretien et 7 d’entre eux parviennent à décrocher un emploi. L’équipe de l’ANPE locale serait favorable à une généralisation. Mais les entreprises et les syndicats patronaux manifestent leur hostilité lorsque le débat public national s’empare de la question. Même dans le milieu des associations antiracistes, des voix s’élèvent pour dire que le CV anonyme ne fait que repousser la barrière de la discrimination au-delà du premier entretien. Jean-Louis Borloo, convaincu de la réalité des discriminations mais dubitatif sur la pertinence de la mesure, qualifie le CV anonyme de « fausse bonne idée ».
Le décret d’application devant le rendre obligatoire pour les entreprises de plus de 50 salariés ne sera jamais publié. Le débat ne rebondit que le 9 juillet 2014 lorsque le Conseil d’État, saisi par un certain nombre de personnalités et de mouvements, ordonne au gouvernement de « présenter dans les 6 mois » le texte du décret d’application. Le chapitre politique semble pour le moment refermé par la décision de François Rebsamen, mais la question de l’efficacité du CV anonyme et des outils alternatifs contre les discriminations à l’embauche gardent leur pleine actualité.
Une procédure aux effets incertains
En l’absence de décret, des institutions et des entreprises volontaires ont cependant joué le jeu du CV anonyme, et une étude d’évaluation a été menée par des chercheurs de l’Ecole d’économie de Paris et du Centre de recherches en économie et statistique (CREST) sur le CV anonyme expérimenté par Pôle Emploi entre novembre 2009 et novembre 2010.
Que révèle en substance cette étude dont les auteurs s’appliquent à rester sur le terrain scientifique, sans chercher à tirer de conclusions politiques à leurs observations ? Tout d’abord, que l’anonymat (même temporaire s’il est levé lors de l’entretien) « modifie non seulement la liste des candidats convoqués en entretien, mais aussi le recrutement final ». Ensuite, que le CV anonyme « annule la tendance qu’ont les recruteurs masculins à sélectionner des hommes, les recruteurs féminins à sélectionner des femmes », contribuant de fait à égaliser les chances des candidats, quel que soit leur genre et celui du recruteur. Enfin, que le CV anonyme est a priori contre-productif pour les candidats d’origine étrangère ou de quartiers sensibles : ces candidats ayant apparemment moins de chances de décrocher l’emploi par cette voie que par une procédure nominative.
Pour quelles raisons ? L’explication n’est pas simple : selon les auteurs de l’étude, « le résultat porte sur les entreprises qui ont accepté d’entrer dans l’expérimentation. Il est tout à fait possible que, sur d’autres entreprises, le CV anonyme ait des effets favorables aux candidats d’origine étrangère ou des quartiers sensibles. Cela, l’évaluation ne permet pas de le dire. Ce qu’elle dit, c’est qu’une partie des entreprises perçoit favorablement l’origine étrangère d’un candidat ou le fait qu’il réside en ZUS-CUCS. Soit ces entreprises ont au départ une politique de recherche de la diversité, Soit elles réévaluent favorablement le CV lorsqu’elles savent, grâce au bloc état civil, que le candidat a été confronté à un contexte plus difficile ».
En d’autres termes, il n’y pas d’outil universel parce que le fait discriminatoire n’a rien de systématique ni d’homogène, parce que certains recruteurs misent davantage sur les candidats de la diversité qu’ils ne cherchent à les écarter. Complexité supplémentaire : « Les pratiques des entreprises apparaÎssent hétérogènes et complexes au point qu’il est difficile de les classer comme discriminantes ou pas : les mêmes recruteurs qui traitent favorablement les candidats d’origine étrangère privilégient les candidats de leur sexe ». En conclusion, « le CV anonyme est un outil dont l’utilité peut varier selon les entreprises et les formes de discrimination. Mais il n’apparaît pas comme un remède universel ».
Continuer de faire évoluer les pratiques de recrutement
Les avis divergent évidemment sur l’abandon de l’obligation faite aux entreprises. Au-delà des frontières politiques, l’UDI, des socialistes, des Verts et le Front de gauche protestent. De son côté, le ministre avance (sans convaincre) que « la systématisation du CV anonyme aurait pu constituer un frein à la lutte contre les discriminations à l’embauche ». Il est certain en revanche que, comme le reconnaît aussi François Rebsamen « le groupe de dialogue sur la lutte contre les discriminations à l’embauche et dans l’emploi a estimé que la généralisation du CV anonyme prévue dans la loi de 2006 comme réponse unique pour lutter contre les discriminations n’était pas pertinente ». Et maintenant ? Le plus important selon nous est qu’il reste à la disposition de tous les acteurs volontaires. Dans ces conditions, renoncer à l’obligation du CV anonyme n’a rien de dramatique… si l’on avance de façon volontariste dans deux directions.
D’abord contre les discriminations. Pour sensibiliser la société dans son ensemble et traquer sans complaisance les discriminations à l’embauche où qu’elles se trouvent, par des testings et toute forme de publicité négative. Dans ce registre, les « actions de groupe » évoquées par le ministre ne sont pas, non plus, à négliger.
D’autre part, pour inventer d’autres formes de recrutement. Pour diversifier les formes actuelles qui produisent en elles-mêmes de graves exclusions. Les CV vidéos, les recrutements par simulations et mises en situation doivent pouvoir se généraliser, comme toutes les procédures permettant aux candidats de faire plus directement démonstration de leurs qualités, de leurs compétences et de leur expérience au delà des preuves académiques et déclaratives. Il y a encore probablement beaucoup à expérimenter dans ce domaine et à apprendre de nos voisins européens comme des systèmes sociaux plus lointains.
Au-delà de la controverse, et pour les 42,1 % de jeunes des zones urbaines sensibles qui restent au chômage, il est à la fois urgent et vital que politiques et entrepreneurs retrouvent ici le sens de l’innovation sociale.